LE GROS PIED - réflexion faite rien ne vaut un ragoût de mouton mais j' aime beaucoup mieux le miroton ou bien le bourguignon bien fait un jour de bonheur plein de neige par les soins méticuleux et jaloux de ma cuisinière esclave slave hispano-mauresque et albuminurique servante et maîtresse délayée dans les architectures odorantes de la cuisine - la poix et la glu de ses considérations détachées - rien ne vaut son regard et ses chairs hachées sur le calme plat de ses mouvements de reine
ses sauts d' humeur ses chauds et froids farcis de haine ne sont rien au beau milieu du repas que l' aiguillon du désir entrecoupe de douceurs
le froid de ses ongles retournés contre elle et les pointes de feu de ses lèvres glacées sur la paille du cachot mis à jour - n' enlèvent point à la cicatrice de la blessure son caractère - la chemise relevée de sa beauté son charme chamarré amarré à son corsage et la force des marées de ses grâces secouent la poudre d' or de son regard sur les coins et les recoins de l' évier puant - des linges étendus à sécher à la fenêtre de son regard aiguisé sur la pierre à couteau de sa chevelure emmêlée - et si la harpe éolienne de ses gros mots orduriers et communs et ses rires irritent la luisante superficie du portrait c' est à ses proportions démesurées et à ses propositions émues qu' elle doit cette avalanche d' hommages
la lance du bouquet de fleurs qu' elle cueille dans l' air au passage crie entre ses mains l' adoration royale de la victime - cristallisée dans la pensée - l' allure au grand galop de son amour - la toile née au matin dans l' oeuf frais de son nu - saute l' obstacle et tombe haletante sur le lit - je porte sur mon corps ces marques - elles sont vivantes elles crient et chantent et m' empêchent de prendre le train de 8 h 45 - les roses de ses doigts sentent la térébenthine - quand j' écoute à l' oreille du silence et je vois ses yeux se fermer et répandre le parfum de ses caresses j' allume les cierges du péché à l' allumette de ses appels - la cuisinière électrique à bon dos
scène II
( on frappe )
LE BOUT ROND - y a quelqu' un
LE GROS PIED - entrez
LE BOUT ROND - il fait bon chez toi mon Gros Pied et quelle bonne odeur de marcassin rôti - bonne nuit et je m' en vais mais en passant sur le pont des soupirs j' ai vu de la lumière chez toi et je suis descendu t' apporter ton billet pour le tirage de ce soir de la loterie nationale
LE GROS PIED - merci voici l' argent voilà la chance qui m' arrive ce matin à l' heure des biscottes et des figues mi-figue mi-raisin si fraîches - encore un jour de passé et c' est la gloire noire
LE BOUT ROND - quel froid
LE GROS PIED - veux-tu prendre un verre d' eau ça te réchauffera les tripes - cette affaire de maison à louer me préoccupe et m' attriste car si le propriétaire ce bon gros de Jules est d' accord sur le prix et les charges la voisine d' en face cette chipie m' inquiète - son gros chat ne fait que rôder autour de la cage de mes souris et je vois le moment arriver où les poissons des îles que je nourris avec elles vivantes vont être mis en charpie et dévorés par cette stupide bestiole - mes grenouilles de jeu de tonneau se portent bien mais le vin d' aloès que j' ai fait tourne et je ne vois plus la fin de cet hiver sans qu' une plus grande disette nous accueille
LE BOUT ROND - le plus court ce serait de mettre au bout d' un solide hameçon une petite souris morte et laissant doucement traîner le fil au bout d' une canne attendre couché que le gros chat s' y prenne - le tuer lui enlever la peau le couvrir entièrement de plumes lui apprendre à chanter et à réparer les montres - après ça tu pourras le rôtir et te faire un bouillon d' herbes
LE GROS PIED - rira bien qui rira le dernier - le chat mort et celle que j' aime venue me souhaiter la bonne année la maison brillera comme une lanterne et la fête brisera toutes les cordes des violons et des guitares
LE BOUT ROND - folie folie folie les hommes sont fous - l' écharpe du voile qui pend des cils des persiennes essuie les nuages roses sur la glace couleur pomme du ciel qui se réveille déjà à ta fenêtre - je m' en vais au bistrot du coin lui arracher de mes griffes le peu de couleur chocolat qui rôde encore dans le noir de son café - très bon jour ce matin et à demain soir tout à l' heure
( il sort )
scène III
le Gros Pied se couche au milieu de la scène par terre et commence à ronfler - rentrent des deux côtés de la scène les Angoisses la Cousine et la Tarte
L' ANGOISSE MAIGRE ( regardant le Gros Pied ) - il est beau comme un astre c' est un rêve repeint en couleurs d' aquarelle sur une perle - ses cheveux ont l' art des arabesques compliquées des salles du palais de l' Alhambra et son teint à le son argentin de la cloche qui sonne le tango du soir à mes oreilles pleines d' amour - tout son corps est rempli de la lumière de mille ampoules électriques allumées - son pantalon est gonflé de tous les parfums d' Arabie ses mains sont de transparentes glaces aux pêches et aux pistaches - les huîtres de ses yeux renferment les jardins suspendus bouche ouverte aux paroles de ses regards et la couleur d' aïoli qui l' encercle répand une si douce lumière sur sa poitrine que le chant des oiseaux qu' on entend s' y colle comme un poulpe au mât du brigantin qui dans les remous de mon sang navigue à son image
L' ANGOISSE GRASSE - je tirerais bien un coup avec lui sans qu' il le sache